À Baillet, la Poste descendait du ciel
Je me souviens encore, comme si c’était hier, des années 1980 à Ouakam. À cette époque, le monde ne se bousculait pas encore dans nos téléphones ; il arrivait, ponctuel et digne, à bord d’un véhicule estampillé « La Poste ». Cette voiture mobile s’arrêtait à Bayer, grande place publique du village, et c’était tout un rituel. Le village s’animait autour de cette escale attendue, où les nouvelles du monde, les mandats d’argent, les lettres d’amour ou de deuil, les convocations, les résultats d’examen prenaient forme humaine.
Dans ce théâtre populaire, deux figures incarnaient l’État et la confiance : mon père, Fallou Bodian, et le vieux Kane. Ils ne se contentaient pas de livrer du courrier. Ils connaissaient chaque visage, chaque destin, chaque silence. Ils tendaient une enveloppe avec gravité, lisaient un courrier pour ceux qui ne savaient pas, expliquaient un mandat à la grand-mère qui ne comprenait pas les chiffres. Ils représentaient un service public sensible et enraciné, qui n’avait ni mur de verre ni application mobile, mais une présence humaine inégalée.
La Poste à cette époque, c’était le lien vivant entre le proche et le lointain, entre Dakar et le Fouta, entre les émigrés et les mères restées au pays. Le mandat postal n’était pas un simple transfert d’argent : c’était une preuve d’amour, de devoir accompli, de fidélité invisible. Il passait par les mains de postiers droits, discrets et respectés, qui inspiraient autant que les enseignants ou les imams. Le facteur n’était pas seulement porteur de courrier, il était gardien de la mémoire.
Ce souvenir de Baillet n’est pas seulement le mien. Il est celui d’une époque où La Poste était un trait d’union entre les humains et l’État, entre les villages et le monde. Ce n’est pas de la nostalgie vaine. C’est une mémoire utile, une boussole. Dans un monde numérisé, dématérialisé, incertain, je crois que le futur a besoin de retrouver cette confiance perdue — celle que La Poste incarnait à Bayer, chaque semaine, sous la place publique.
De Baillet à la mondialisation : les mutations d’un service postal stratégique
Mais depuis Baillet, beaucoup de choses ont changé. Le monde s’est accéléré, digitalisé, globalisé. Le courrier papier a cédé la place aux messages instantanés. Les mandats postaux ont été supplantés par le mobile money. Les gestes lents du facteur se sont effacés devant le glissement furtif d’une notification. Et la Poste, jadis monument du lien social, s’est vue concurrencée sur ses propres missions par des géants logistiques, des start-ups numériques ou des multinationales de la finance mobile. D’ailleurs, nous pouvons retenir que tout ce bouleversement est lié en partie par un des pans de l’OPT (Office des Postes et Télécommunications), qui est devenu SONATEL aujourd’hui. Il est très pertinent de rappeler qu’avant de devenir deux entités distinctes, La Poste et la SONATEL formaient une seule et même structure : l’OPT (Office des Postes et Télécommunications)
Ce bouleversement n’est pas seulement technologique. Il est géostratégique. Il interroge la souveraineté des États, l’inclusion des territoires, la résilience des services publics. Dans cette recomposition silencieuse, La Poste n’a pas disparu. Elle est simplement restée figée là où le monde avançait. Or, dans une Afrique où tout reste à connecter – les territoires, les économies, les citoyens – La Poste pourrait redevenir centrale, si elle accepte de se transformer.
Aujourd’hui, les enjeux sont immenses. Le numérique impose sa vitesse, mais l’accès reste inégal. Les populations rurales, les personnes âgées, les exclus des réseaux numériques ont besoin de points d’ancrage physiques. Le e-commerce se développe, mais la logistique du dernier kilomètre est défaillante. Les transferts d’argent circulent à la vitesse de la lumière, mais sans toujours passer par des circuits sécurisés ni nationaux. Et pendant ce temps, les bureaux de poste sont là, parfois à l’arrêt, souvent sous-utilisés, mais toujours debout.
Redonner à La Poste une vocation stratégique
Dans ce contexte, La Poste n’est pas un vestige du passé à pleurer, mais un levier d’avenir à réinventer. Elle peut redevenir ce qu’elle fut : un connecteur d’espaces, un catalyseur de justice sociale, un garant de la souveraineté informationnelle. Encore faut-il lui assigner une mission claire, des moyens modernes, et une gouvernance visionnaire.
Car la nouvelle géopolitique des services postaux ne se joue plus seulement sur le papier, mais dans :
• la maîtrise des données, des identités numériques et des flux transfrontaliers,
• l’inclusion financière des populations marginalisées,
• la logistique intelligente au service du commerce local,
• la territorialisation des services publics, dans un pays où l’État peine parfois à atteindre ses propres citoyens.
Et si La Poste du Sénégal devenait le bras armé du service public du XXIe siècle, en alliant digital, proximité et neutralité ?
Et si ses bâtiments devenaient des centres multiservices connectés, ses agents des facilitateurs sociaux du numérique, ses flottes des vecteurs d’une logistique verte et nationale ?
En définitive, la Poste ne meurt pas, elle attend qu’on la ressuscite
Ce n’est pas la nostalgie qui parle ici. C’est l’appel d’un avenir enraciné, fidèle à l’esprit de Baillet, mais ouvert au monde d’aujourd’hui.
La Poste peut encore être ce fil discret mais solide qui relie une nation à elle-même.
Elle a besoin de réformes, oui, mais surtout de vision, de courage politique et d’alliances nouvelles.
Réinventer La Poste : entre nostalgie et géopolitique
La Poste a subi de plein fouet les effets croisés de la numérisation, de la mondialisation et de la privatisation des fonctions logistiques. Face à la montée des géants du e-commerce, à l’inclusion financière déléguée aux fintechs, aux réseaux postaux en perte de vitesse, elle doit se repositionner en acteur stratégique de la souveraineté numérique, de la logistique intelligente et de la cohésion territoriale.
Cela exige un plan national de transformation postale fondé sur cinq piliers : (1) digitalisation complète des services, (2) inclusion financière par des portefeuilles numériques publics, (3) logistique urbaine durable, (4) gouvernance modernisée et participative, (5) valorisation du capital humain. La Poste peut redevenir un service public de la confiance, ancré dans les territoires, capable de relier les citoyens à l’État dans un monde incertain. Donc l’Etat, La Poste et son syndicat, le secteur privé et les collectivités locales doivent se retrouver pour redonner un visage humain et stratégique à La Poste, dans les quartiers numériques comme dans les villages oubliés dans une dynamique durable et pérenne.
Ce texte est un hommage à mes défunts parents qui furent deux frères et Postiers (Fallou et Mamadou BODIAN), mais aussi un appel. Un appel à voir dans nos souvenirs non pas une fin, mais une matrice d’avenir. La Poste peut encore devenir un acteur stratégique de la transition numérique inclusive. Il ne tient qu’à nous de lui redonner vie.
Si le courrier a perdu de sa matière, il n’a pas perdu son âme. Et l’âme de La Poste, c’est le lien humain. Dans un monde qui se fragmente, elle reste un ancrage.
Saliou BODIAN
776590472
saliouyayo@gmail.com
Membre de la famille des Postiers