Bolivie: comment Evo est tombé

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Par Pablo Stefanoni et Fernando Molina

Coup d’État militaire contre un gouvernement populaire? Rébellion de la société contre un régime tenté par l’autoritarisme? La chute d’Evo Morales, que personne – pas même ses adversaires – n’aurait imaginé il y a à peine trois semaines, mérite mieux que des clichés idéologiques en roue libre.

Commençons par la fin de cette histoire, ou du moins par son dénouement provisoire : dans la soirée du dimanche 10 novembre, le leader régional de Santa Cruz Luis Fernando Camacho a défilé dans les rues de La Paz monté sur une voiture de police, escorté par des policiers mutins et acclamé par les secteurs de la population hostiles à Evo Morales. Ce qui venait de se passer était une contre-révolution « civico-policière » qui a chassé du pouvoir le président bolivien. Morales s’est alors réfugié sur son territoire, la région de culture cocalera du Chapare, où sa carrière politique avait commencé, avant de prendre un avion pour le Mexique le mardi 12 novembre. Toute cette séquence d’évènements qui avait commencé comme un mouvement exigeant un second tour électoral suite au scrutin confus et controversé du 20 octobre dernier s’est terminée par la demande du chef de l’état-major des Forces armées « suggérant » au président de démissionner.

S’il est vrai que divers secteurs de la société, dont certains appartenant aux anciennes bases du MAS, manifestaient depuis plusieurs années divers motifs d’insatisfaction (par ailleurs très hétérogènes), personne n’avait prévu un tel soulèvement contre Evo Morales. Mais en trois semaines, l’opposition a réussi à occuper la rue de façon beaucoup plus énergique que les bases « évistes » qui, au terme de près de quatorze ans au pouvoir, avaient perdu une bonne partie de leur capacité de mobilisation. L’État avait en effet largement remplacé les organisations sociales en tant que source de pouvoir et c’est son appareil bureaucratique qui soutenait le « proceso de cambio », le « processus de changement », comme le désignent en Bolivie les partisans de Morales. Il ne fallut dès lors que quelques heures pour que le gouvernement bolivien le plus solide du XXe siècle paraisse s’effondrer, alors que plusieurs de ses anciens fonctionnaires se réfugiaient dans diverses ambassades. Des ministres ont démissionné en dénonçant le fait que leur domicile avait été attaqué et incendié, tandis que les opposants exhibaient les trois morts victimes d’affrontements entre factions civiles adverses comme emblème de leur indignation contre ce qu’ils appellent la « dictature ». Ce même dimanche 10 novembre, Evo Morales et son vice-président Álvaro García Linera ont officiellement présenté leur démission tout en dénonçant être victimes d’un coup d’État.

Une révolution politique anti-élitiste

Le Mouvement vers le socialisme (MAS), formé dans les années 1990, a toujours été un parti profondément paysan – plus qu’indigène au sens strict –, une réalité sociologique qui s’est largement reflété dans le gouvernement d’Evo Morales. Le soutien électoral urbain dont il a pu bénéficier a toujours été limité et conditionné. En 2005, une partie des classes moyennes urbaines ont accepté le nouveau leadership « indigène » face à la crise profonde que vivait le pays. Dans les années suivantes, c’est l’excellente performance économique d’Evo – basé sur un « national-développementisme » matiné d’orthodoxie budgétaire et financière et régulièrement applaudi par des organismes comme la Banque mondiale ou le FMI – qui lui a valu de préserver ce soutien. Mais les tentatives du président cocalero de se maintenir au pouvoir en forçant les procédures institutionnelles, combinées à un vieux substrat raciste et à un sentiment d’être exclus du pouvoir, ont encouragé les classes moyennes urbaines à descendre dans la rue contre lui. De fait, objectivement parlant, le « proceso de cambio » n’a pas favorisé la classe moyenne traditionnelle ni le secteur « blancoïde » de la population – comme on désigne généralement ceux qui se perçoivent comme « blancs » en Bolivie. Ces couches sociales, sans connaître ni déclassement sociologique majeur ni expropriations brutales, ont néanmoins ressenti une nette perte de pouvoir dans un pays où l’accès à l’appareil d’État est un facteur crucial de statut, d’influence et d’accumulation de ressources.

C’est en ce sens que le processus dirigé par Evo Morales a constitué une révolution politique – plus que socio-économique – anti-élitiste. Il a marginalisé les élites politiques antérieures et les a pour bonne part remplacées par de nouvelles, d’origine plus plébéienne et indigène. Une dynamique qui a radicalement dévalué le capital symbolique et éducatif de la « classe bureaucratique » qui occupait l’appareil d’État avant l’arrivée du MAS. En accumulant pendant près d’une décennie des victoires électorales emportées avec plus de 60 % des voix, ce dernier a bientôt réussi à conquérir une robuste hégémonie au sein de cet appareil.

Le pouvoir de Morales semblait sceller une victoire de la politique sur la technocratie. Si le néolibéralisme croyait au droit des « compétents » d’imposer leur vision à l’ensemble de la population, le « proceso de cambio », tout en restant relativement pragmatique et modéré dans sa politique économique, croyait au droit de la Bolivie populaire de s’imposer aux « compétents ». Il a donc eu recours à des mesures proprement politiques de caractère égalitariste et à une forme de répartition corporative des postes de responsabilité entre les différents mouvements sociaux plutôt qu’à des critères techniques favorisant la reproduction des élites. Dans l’administration, les nominations et les remplacements n’obéissaient plus systématiquement à des critères méritocratiques — ou du moins au respect de leur apparence formelle. Par ailleurs, la nouvelle élite bureaucratique plébéienne a également largement négligé de faire appel aux universités pour se doter d’un capital culturel qu’elle considérait comme non indispensable. D’où la frustration de la classe moyenne, en particulier de sa fraction diplômée, qui aspire avant tout à obtenir la reconnaissance sociale et économique sans ambiguïté des connaissances qu’elle possède.

Enfin, le gouvernement d’Evo Morales a mis en œuvre une approche de plus en plus étatiste des problèmes et des besoins du pays. Il faut toutefois être clair sur ce que nous entendons par là. On ne doit pas prendre au pied de la lettre les éléments de rhétorique socialisantes du MAS (comme le font ses adversaires les plus acharnés, qui se vantent aujourd’hui d’avoir mis fin à une « dictature communiste » dont il n’y pas eu la moindre trace en Bolivie) : l’économie marchande a en fait connu sous Morales une expansion sans précédent, marquée par le boom de la consommation des secteurs populaires et des classes moyennes, le développement des services financiers, la multiplication des restaurants chics et la prolifération des véhicules de luxe dans les rues de La Paz. En réalité, outre la prudence budgétaire et le pragmatisme que nous avons déjà signalés – qui a permis à Evo Morales d’associer une forte réduction de la pauvreté à une croissance soutenue et un faible niveau d’inflation et d’endettement, soit des résultats diamétralement opposés à ceux de son allié vénézuélien – , la « evonomics » se caractérisait par une combinaison de fort contrôle étatique dans les secteurs « stratégiques » tels que ceux du gaz et l’électricité, d’alliance avec les poids lourds du privé à la tête des grandes (agro-)industries nationales, du commerce à grande échelle et des finances, et de « coexistence pacifique » avec la masse des petites entreprises artisanales et commerciales, lesquelles emploient plus de 60 % des travailleurs mais ne respectent guère la législation du travail et les normes fiscales. Or, tandis qu’existait de fait un pacte de non-agression politique et de complémentarité tactique entre le « proceso de cambio » et la grande bourgeoisie ou les couches supérieures (dont les intérêts n’ont jamais été sérieusement remis en cause), la dynamique d’intervention sectorielle de l’État masiste l’a souvent amené à ignorer les petites et moyennes entreprises gérées par les membres de la classe moyenne traditionnelle, voire à entrer en conflit avec elles. Il y avait donc des frictions constantes entre le « proceso de cambio » et les secteurs entrepreneuriaux « blancoïdes » et non corporatifs – tandis que le capitalisme populaire et familial indigène et plébéien, lui, bénéficiait de ses accointances avec le pouvoir politique et de certaines de ses mesures économiques.

De même, au niveau social, une série de mesures adoptées par Evo Morales ont déstabilisé la distribution du capital ethnique au détriment des blancs. Bien qu’il n’ait pas mis en œuvre de réforme agraire, le gouvernement a redistribué des terres du domaine public aux familles pauvres. Ses politiques d’infrastructure et ses politiques sociales ont également bénéficié aux secteurs populaires. En revalorisant l’histoire et la culture des populations indigènes, sa politique éducative a amélioré leur dotation en capital symbolique. Mais parallèlement, il ne s’est guère préoccupé d’améliorer le niveau de l’instruction publique, laissant aux classes moyennes blanches le monopole de l’éducation de qualité (privée). Ce hiatus entre formation censément méritocratique et reconnaissance politico-symbolique n’a pu que renforcer la frustration les anciennes élites, qui ont perdu des espaces au sein de l’appareil d’État et vu leurs capitaux symboliques se déprécier. Le Golf Club perdait une bonne partie de sa pertinence en tant qu’espace de reproduction de pouvoir et de statut.

De nombreuses enquêtes montraient depuis longtemps la méfiance des couches moyennes à l’égard du président. Ce n’est pas tant sa gestion qui était en cause – elle recevait un haut niveau d’approbation – que la persistance de l’hégémonie politique des nouvelles élites plébéiennes. Une question que l’insistance de Morales à vouloir se faire réélire (1) en allant jusqu’à contourner le vote populaire a envenimé au point de finir par précipiter la classe moyenne dans la sédition. De plus, le « proceso de cambio » n’avait nullement affaibli le pouvoir des « microdespotismes » présents dans l’ensemble de la structure étatique bolivienne, ni l’usage partisan des ressources publiques. L’utilisation de fonctionnaires au service des campagnes électorales du MAS et, plus généralement, de l’action politique du parti au pouvoir, a affaibli le pluralisme idéologique et l’impartialité jusque dans les rangs subalternes de la fonction publique.

Anti-réélectionnisme et convergence des griefs accumulés

La Bolivie est un pays presque génétiquement anti-réélectionniste. Même Victor Paz Estenssoro, chef d’orchestre de la Révolution nationale de 1952, n’a pas pu exercer deux mandats consécutifs. Cette tendance combine une sorte de réflexe républicain très enraciné dans la société et l’exigence plus prosaïque d’une rotation plus rapide et plus fluide du personnel politique. Lorsqu’un mandataire s’incruste à la tête de l’État, cela limite l’accès des « aspirants ». En outre, tous les partis populaires qui arrivent au pouvoir affrontent le même problème : l’État bolivien est faible, mais il est l’un des rares moyens de promotion sociale ; or, il y a plus de militants que de postes à distribuer, d’où d’inévitables frustrations.

La Bolivie est aussi le paradis de la « logique des équivalences » chère au politologue argentin Ernesto Laclau (2): dès que la situation se dégrade et que le gouvernement est perçu comme faible, on assiste à une coalescence sauvage et rapide des revendications, indignations et frustrations les plus hétéroclites, lesquelles sont toujours nombreuses dans un pays pauvre et marqué par une quantité de carences. C’est également ce qui s’est passé cette fois. Les rébellions de plusieurs unités de police, qui ont joué un rôle fondamental dans l’accélération et le basculement des évènements, exprimaient de vieilles rancœurs de la troupe envers la hiérarchie, nourries par problèmes d’inégalité économiques et d’abus de pouvoir. Le même type de mutinerie policière avait déjà eu lieu en 2003 (sous le mandat de Gonzalo Sánchez de Lozada) et en 2012. La ville minière mythique de Potosí, avec sa forte population ouvrière d’origine autochtone qui en faisait hier un bastion du MAS, était entré en dissidence face à Evo depuis plusieurs années. Ses habitants ont massivement rejoint la rébellion, hantés par le sentiment que, tout comme à l’ère coloniale, leur richesse souterraine – hier l’or ou l’étain, aujourd’hui le lithium – leur échappe et qu’ils restent condamnés à la pauvreté par l’incurie ou la corruption du pouvoir en place. Il s’est passé la même chose avec tous les secteurs dissidents des organisations sociales originellement proches du MAS : cultivateurs de coca de la région subtropicale montagneuse des Yungas, une partie des « ponchos rouges » (dirigeants aymaras locaux devenus réfractaires au parti au pouvoir), mineurs, transporteurs, etc. À quoi il faut ajouter une culture corporatiste qui fait peser les revendications locales ou sectorielles plus lourd que les logiques idéologiques plus universalistes. D’où des alliances tout à fait inattendues, comme celle de Potosí, forteresse plébéienne et indigène, avec Santa Cruz, fière de son identité « blanche » et entrepreneuriale (3) – alors que ces deux métropoles provinciales étaient dans des camps farouchement adverses pendant la crise de 2008, qui avait vu s’affronter une première fois le gouvernement d’Evo Morales et les élites économiques des basses terres de l’est du pays, avant de déboucher sur la défaite en rase campagne de celles-ci, puis sur une étonnante phase de rapprochement avec La Paz, voire d’idylle stimulée par la prospérité économique.

Après plusieurs années d’impuissance politique et électorale de l’opposition traditionnelle – avec des noms comme Tuto Quiroga, Samuel Doria Medina ou l’ancien président Carlos Mesa lui-même, principal candidat d’opposition lors du scrutin du 20 octobre –, on a vu émerger pendant cet épisode insurrectionnel multiforme et ambigu un nouveau « leadership charismatique », celui de Fernando Camacho. Inconnu jusqu’à il y a quelques semaines à l’extérieur de Santa Cruz, cet homme d’affaires de 40 ans avait initialement construit son profil en se posant en alternative juvénile plus radicale et contestataires aux dirigeants régionaux jugés « émasculés » par leur défaite de 2008 et leur réconciliation apparente avec Evo Morales. Le « macho Camacho » devint donc le nouveau leader du Comité civique de Santa Cruz, qui regroupe les forces vives de la région et défend ses intérêts avec une sensibilité autonomiste et sous hégémonie du secteur privé local. Dans le contexte de fièvre électorale et post-électoral des journées d’octobre et de début novembre, et face à la faiblesse de l’opposition modérée et à la personnalité un peu falote et indécise de Mesa, Camacho s’est mis en scène comme principal adversaire du « dictateur », à grand renfort de testostérone et d’invocation de la Bible. Il rédigea une « lettre de démission » qu’Evo était censé signer sous son injonction et se rendit en grande fanfare à La Paz, où il fut une première fois repoussé par les partisans du gouvernement mobilisés dans la rue. Ce qui ne l’empêcha pas de revenir à la charge pour pénétrer dimanche dans l’édifice désert du Palacio Quemado – ancien siège du pouvoir transféré depuis 2018 dans la Casa Grande del Pueblo, récemment construite – avec sa Bible dans une main et sa missive dans l’autre, s’agenouillant en invoquant le ciel pour que « Dieu retourne au Palais présidentiel ».

Malgré cet histrionisme réactionnaire qui ne peut manquer de faire penser à la sinistre ascension de Jair Bolsonaro au Brésil, Camacho a su sceller des alliances avec les leaders aymaras dissidents (les « ponchos rouges » susmentionnés), et s’est fait photographier avec des cholas des hautes terres en chapeau melon et jupon traditionnel et des cocaleros anti-Evo. Il a juré ne pas être raciste et a cherché à se distancer de l’image d’une Santa Cruz blanche et séparatiste. Et son rapprochement avec Marco Pumari, fils de mineur et président du Comité Civique de Potosí, a rehaussé son profil au niveau national, le transformant au moins pour un temps en référence emblématique de milliers d’insurgés urbains en civil et en uniforme policier. Ce faisant, et alors même qu’il n’a jamais postulé à aucun mandat politique, il a pratiquement réussi à supplanter la figure du candidat Carlos Mesa. Ce dernier, au rythme de l’accélération des événements, s’est vu contraint de se radicaliser sans grande conviction et sans grandes chances d’être accepté par l’aile la plus conservatrice de l’opposition, qui le considère comme un « tiède ».

On ne saurait compléter ce portrait provisoire de la « chute de la maison Evo » sans mentionner le rôle de l’armée bolivienne, qui a suscité à gauche bien des fantasmes sur le « coup d’état militaire » (certains allant même jusqu’à dénoncer son caractère « pinochetiste »), alors que l’intervention des militaires a obéi à une logique beaucoup plus complexe et aléatoire liée à la dynamique cumulative des évènements – soit à une espèce de « cascade de contingences ». De fait, l’armée – dont aucune unité n’a pris part aux troubles – a été une des toutes dernières institutions et organisations à demander la démission d’Evo Morales, ce après la mythique Centrale ouvrière bolivienne (la COB, certes bien diminuée aujourd’hui) et plusieurs syndicats de mineurs. Il paraît assez probable que les chefs militaires ne s’y soient résolus que lorsque les dés étaient déjà jetés et qu’il ne leur restait que deux options : « suggérer » à Evo d’abandonner le pouvoir ou devoir réprimer dans le sang les policiers mutinés (comme ils avaient dû le faire en février 2003, ce qui avait occasionné de graves affrontements entre les deux forces) et les insurgés civils. Ce n’est qu’une fois sorti de Bolivie qu’Evo Morales a nommé les militaires comme co-responsables du coup, sans toutefois guère insister sur ce point. Il est vrai que pour quitter le pays, il avait eu besoin de l’autorisation de l’armée afin que l’avion mexicain venu à sa rescousse puisse atterrir dans le Chapare, et que pendant toute la période d’agitation électorale et post-électorale, il n’avait jamais identifié les militaires comme un ennemi principal.

De fait, les relations du MAS avec les Forces armées avaient été plutôt bonnes, parfois même excellentes, pendant ses quatorze années au pouvoir. Les militaires avaient reçu de nombreux bénéfices matériels et occupé diverses charges publiques (l’ambassadeur bolivien à Paris, par exemple, était un officier de carrière). Ils avaient été impliqués dans les politiques sociales et partageaient avec le gouvernement un discours nationaliste très similaire – même si on peut supposer que d’aucuns aient nourri certaines réticences face aux velléités de promouvoir à leur intention une École de formation « anti-impérialiste » ou à l’usage (assez velléitaire et superficiel) par le pouvoir de symboles à résonance plus ou moins castriste. S’ils ont été « complices » du renversement de Morales, c’est plutôt par omission. Par ailleurs, cette relation cordiale mais exempte de subordination entre le pouvoir et l’armée, puis la réaction de cette dernière aux évènements d’octobre et novembre, montre bien à quel point il est absurde de désigner le gouvernement du MAS comme une « dictature ».

Insurrections et refondations : un jeu à somme nulle ?

Le sociologue marxiste bolivien René Zavaleta a jadis décrit son pays comme « la France de l’Amérique du Sud », soit une nation où la politique s’exprimerait régulièrement et spontanément sous la forme classique de l’opposition entre révolution et contre-révolution. Mais sous Evo Morales, plus d’une décennie de stabilité a semblé démentir cette affirmation. À partir de 2008, nous l’avons vu, le président indigène avait su dompter puis amadouer les vieilles élites néolibérales et régionalistes qui s’étaient opposées à son arrivée au pouvoir, entamant un cycle hégémonique marqué par une longue phase de croissance économique, de confiance en l’avenir et d’approbation majoritaire de la gestion gouvernementale. Un marché intérieur florissant bénéficiait d’investissements considérables financés par des revenus extraordinaires dans un contexte de prix élevés des exportations de matières premières, tandis que les indicateurs sociaux s’amélioraient eux aussi notablement.

Mais sous l’égide de l’humeur anti-réélectionniste, l’esprit insurrectionnel a resurgi, cette fois dangereusement articulé avec un mouvement conservateur et contre-révolutionnaire. Contrairement à Gonzalo Sánchez de Lozada en 2003, Evo Morales n’a pas lancé l’armée dans la rue, comptant plutôt sur une mobilisation des militants du MAS qui n’a pourtant pas été à la hauteur des expectatives – alors même que le spectre des « hordes masistes » était agité par les réseaux sociaux et les médias, non sans connotations racistes même si on n’ose plus guère parler ouvertement de « hordes paysannes » ou de « hordes indigènes ». Le rapport de l’Organisation des États américains (OEA) sur le résultat des élections, qui suggère l’existence de distorsions et de manipulations du scrutin, a miné la confiance en soi du parti au pouvoir, qui semble avoir alors perdu simultanément la rue et les réseaux sociaux. Paradoxalement, cet audit accepté par le pouvoir et qui aurait pu pacifier la situation a été rejeté par l’opposition, qui considérait le secrétaire-général uruguayen de l’OEA Luis Almagro – ancien ministre des Affaires étrangères de José Mujica, mais par ailleurs ennemi juré de Nicolas Maduro et diabolisé par la gauche bolivarienne – comme un crypto-gauchiste et un allié d’Evo Morales pour avoir approuvé la postulation controversée du président bolivien et entretenir avec lui des relation très cordiales. (Signalons que l’OEA s’est prononcée contre « toute solution anticonstitutionnelle à la situation » – ce qui peut bien entendu donner lieu à diverses interprétations – et que le 13 novembre, Almagro s’est distancié de Morales en déclarant que le véritable coup d’État aurait été la fraude électorale perpétrée le 20 octobre.)

L’une des sources de l’insurrectionnalisme bolivien est la prévalence du caudillisme, lié à l’absence d’institutions politiques consolidées. Ce qui domine, c’est une logique immédiatiste de « jeu à somme nulle » : on mise sur « tout gagner ou tout perdre », sans jamais chercher à accumuler des victoires partielles ou absorber des défaites partielles en ayant le regard tourné vers l’avenir. Evo Morales n’a pas su dépasser cette culture politique, raison pour laquelle il a cherché à s’accrocher au pouvoir à n’importe quel prix avant de céder au chaos. Mais l’opposition n’a pas fait mieux et son action incohérente a suscité l’émergence d’un autre « caudillo », de droite cette fois, et potentiellement bien plus dangereux. Nous ne savons pas quel avenir politique attend Camacho, mais il a déjà rempli sa « mission historique » : la mobilisation des couches moyennes et de fractions des secteurs populaires urbains a mis fin à l’exception historique d’un « gouvernement paysan » en Bolivie. Rien d’étonnant à ce qu’après la chute d’Evo, des émeutiers et même des policiers aient incendié des « whipalas », le drapeau indigène en damier multicolore qui était pratiquement devenu le deuxième emblème national du pays sous le gouvernement du MAS (4).

La Bolivie n’est pas seulement le pays des insurrections, elle est aussi celui des « refondations ». En effet, seule l’idée d’une « refondation » permet d’unir les forces hétéroclites mobilisées autour d’une issue insurrectionnelle et d’annuler l’influence sociale et politique des perdants. La « refondation » s’accompagne en outre consubstantiellement d’une « destruction créative » des institutions étatiques et politiques qui permet de promouvoir un nouveau cycle de promesses et de prébendes liées à l’« occupation » des lieux de pouvoir par les nouveaux gagnants. Le paradoxe, c’est qu’à chaque « refondation », la Bolivie ne change guère, surtout en termes de culture politique. La balle est désormais dans le camp conservateur. Reste à voir si l’opposition fragmentée à Evo Morales parviendra à structurer un nouveau bloc de pouvoir et à neutraliser durablement une tradition nationaliste-révolutionnaire très enracinée en Bolivie et dont le MAS était un avatar contemporain porteur d’un mélange très sui generis, parfois contradictoire, parfois productif (et souvent fort mal compris à l’étranger), de radicalité et de modération pragmatique.

Une version moins développée de ce texte a été initialement publiée dans la revue argentine en ligne Anfibia : « ¿Cómo derrocaron a Evo? », http://revistaanfibia.com/ensayo/como-derrocaron-a-evo/. Traduit par Marc Saint-Upéry.

1.En février 2016, un peu plus d’un an après sa dernière réélection, Evo Morales avait convoqué un référendum pour amender la Constitution en autorisant la réélection illimitée du chef de l’État. Cette proposition fut rejetée par 51,3 % de l’électorat. Reprochant aux électeurs de s’être laissés « manipuler » par les « mensonges » des médias et de la droite et aux nouvelles classes moyennes d’avoir « trahi » en « oubliant » leurs origines plébéiennes, le président bolivien fit appel auprès de la Cour constitutionnelle (largement contrôlée par le pouvoir), qui l’autorisa finalement à se représenter en vertu d’une interprétation assez singulière des traités internationaux arguant que tout citoyen a le droit inaliénable d’élire et d’être élu.

  1. Ernest Laclau, La Raison populiste, Seuil, Paris, 2008.
  2. « À Santa Cruz, nous sommes blancs et nous parlons anglais », avait déclaré une fois une reine de beauté locale.
  3. Signalons toutefois que les policiers et Camacho lui-même ont dès le lendemain organisé des actes publics de desagravio (réparation symbolique) et d’hommage au drapeau indigène, sans doute inquiets des effets de l’indignation massive (accompagnée d’appels à la mobilisation) des secteurs indigènes face à ces provocations. Une péripétie assez symptomatique de la fluidité de la situation et de l’état des rapports de force à la fois réels et perçus.

Pablo Stefanoni est un journaliste et historien argentin ayant vécu et travaillé plusieurs années à La Paz. Ex-directeur de la version bolivienne du Monde diplomatique et aujourd’hui rédacteur en chef de la revue continentale Nueva Sociedad, il est l’auteur (avec Hervé Do Alto) de Nous serons des millions. Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie (Raisons d’agir, Paris, 2008).

Fernando Molina est un journaliste et écrivain bolivien. Collaborateur du quotidien espagnol El Pais, il est l’auteur, entre autres ouvrages, de El pensamiento boliviano sobre los recursos naturales (Pulso, La Paz, 2009) et de Historia contemporánea de Bolivia (Gente de Blanco, Santa Cruz de la Sierra, 2016).

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